lundi 13 avril 2015

10 # POISSON-FEUILLETON # La dernière valse d'Indira Gandhi


Enfin, j'ai ouï le chant du poisson. J'attendais ça depuis si longtemps. J'ai eu de la chance. Beaucoup de chance. J'étais chez moi, ne m'y attendant en rien. Je vaquais comme vous vaquez les jours de soleil inattendu, moitié secoué moitié goguenard et le dernier tiers aux orties. Je ne sais plus trop ce qui m'a amené dans la salle-de-bains à cet instant précis. J'ai vraiment eu du pot. Je ferme toujours les évacuations des sanitaires avec ces bouchons-de-métal habituellement impossibles à retrouver, la chaînette étant cassée, rongée par la rouille et les années d'ennui. Ça permet de savoir où ils sont, à l'aérateur d'aspirer autre chose que des relents pourris, au chaud de ne pas dorloter une armée de cafards. Bref : juste au-dessus du lavabo, histoire de faire couler un peu de flotte, je retire provisoirement le bouchon. Et c'est là que je l'ouïe, le dit-poisson : il fredonne du Debussy. "La mer", évidemment. Mais fredonner est un mot pâle. Il en appelle aux branchies pour donner du corps au souffle et simuler l'orchestre. Il colle aux notes, le salaud : c'est rond comme un chapeau, beau comme un cigare. J'approche la face ouest de mon modeste visage, la colle à l'émail et l'alliage, certain que la vérité va m'être livrée, musicale et bénie. Je la boierai toute crue. Je recracherai les écailles. Je le reconnais : c'est bien lui. Mes cheveux, poils-de-nez, cils et sourcils, enfin tout ce qui frémit part en vrille tourbillonner dans l'électro-flux magnétique qu'il envoie dans le tuyau. Partout, le poisson est chez lui. Je ne vois plus rien, je tousse, j'éternue : erreur fatale. Trop tard, le poisson est parti. Déjà, je le sais, il est loin quelque part. Chienne de vie. Vie qui colle au trottoir. Vie en noir-et-blanc avec beaucoup trop de noir. Dans cet enfer toujours recommencé, bientôt fini, seule la musique est espoir.


[Clair de Lune]